- 20 juil. 2021 – Le Club de MÉDIAPART
- Par Adrien_Fabre – membre de CCL France
- Blog : Le blog de Adrien_Fabre
Que recouvre le Green Deal européen tout juste dévoilé par la Commission ? Ce plan va-t-il bousculer nos modes de vie ? Est-il juste socialement ? Constitue-t-il une contribution suffisante de l’UE pour mettre fin au changement climatique ? Son analyse permet de comprendre sa portée et de juger les débats qu’il suscite.
J’ai aussi écrit une version courte de cet article.
Le 14 juillet 2021, la Commission européenne a proposé un plan historique en vue de la neutralité climatique de l’UE en 2050 : Fit for 55.Par ce nom accrocheur, qu’on pourrait traduire par « prête pour les 55 », la Commission fait savoir qu’elle a un plan exhaustif et cohérent pour atteindre l’objectif intermédiaire de réduire les émissions européennes de 55% en 2030 par rapport à 1990. Que recouvre ce plan pour le climat[1], au cœur du Green Deal européen ? Va-t-il bousculer nos modes de vie ? Est-il juste socialement ? Constitue-t-il une contribution suffisante de l’UE pour mettre fin au changement climatique ? À l’heure où le Parlement et le Conseil européen cherchent à remanier ce plan avant de l’adopter, ce billet permet de comprendre sa portée et de juger les débats qu’il suscite.
L’objectif de neutralité climatique
Pour mettre fin au changement climatique dû à l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, il est nécessaire d’atteindre la neutralité climatique. La neutralité climatique, c’est la compensation des émissions de gaz à effet de serre par une séquestration équivalente de CO2 atmosphérique. La séquestration peut être obtenue par une augmentation de la biomasse (par exemple par une extension des forêts mondiales, à rebours de la déforestation actuelle) ou par des procédés industriels dits de direct air capture, dont le déploiement est espéré pour la deuxième moitié du XXIe siècle. Entre l’UE, la Chine, les États-Unis, et une vingtaine d’autres, c’est un ensemble de pays représentant les deux tiers des émissions mondiales qui ont annoncé un objectif de neutralité climatique en 2050 ou 2060.
Pour éviter les effets les plus dévastateurs du réchauffement, il faut non seulement y mettre un terme, mais il faut en outre le limiter à un niveau modéré. Lors de l’accord de Paris en 2015, la communauté internationale s’est accordée pour contenir « l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et [poursuivre] l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C ». Étant donné le temps nécessaire pour remplacer les infrastructures énergétiques et l’inertie de nos modes de vie, la cible de 1,5 °C sera certainement dépassée. Il faudra alors que la séquestration de CO2 dépasse les émissions pour nous ramener vers la cible. En particulier, si le plan de la Commission se déroule comme prévu jusqu’à la neutralité climatique en 2050, l’UE devra quand même poursuivre ses efforts au-delà, car des émissions nettes de zéro après 2050 correspondraient à un réchauffement d’environ 2 °C (à supposer que les autres pays aient une trajectoire d’émission par habitant identique à l’UE). D’ailleurs, la Commission ne s’y trompe pas, et prévoit bien des émissions nettes négatives dans la deuxième moitié du siècle.
La politique climatique européenne
Au vu de ses succès passés, l’UE est crédible pour planifier à long terme. À Kyoto, l’UE s’était engagée à réduire ses émissions de 20% d’ici 2020 (par rapport à 1990) ; en 2019, ses émissions avaient baissé de 24%. Mais le prochain objectif sera bien plus délicat : –55% en 2030, ça correspond à –41% en une décennie, soit un rythme quatre fois plus intense qu’avant 2020. Pour atteindre cet objectif, la Commission compte capitaliser sur les politiques existantes et en renforcer l’ambition. Pour contrôler ses émissions, l’UE les a séparées en trois catégories, soumises à des régulations spécifiques : l’industrie, l’utilisation des terres, et le reste.
Les grandes installations industrielles (centrales électriques, aciéries, cimenteries, raffineries…) sont soumises à un système de quotas d’émissions, ou ETS (pour Emission Trading Scheme). Leurs émissions sont vérifiées, et le plafonnement des quotas mis en circulation chaque année assure que les émissions industrielles ne dépassent pas les valeurs prévues, forçant les industries à s’adapter par la fermeture des unités les plus polluantes ou par des gains d’efficience énergétique.
Tandis que l’ETS recouvre 40% des émissions de l’UE, l’utilisation des terres a une contribution bien plus réduite et même… négative ! Ce secteur, dit LULUCF (pour Land Use, Land-use Change, and Forestry) séquestre 7% des émissions nettes de l’UE, principalement grâce à une extension des forêts (aussi bien naturelle que par des efforts d’afforestation, financés notamment par la Politique Agricole Commune).
Le reste comprend donc la majeure partie des émissions : les transports, les bâtiments (hors électricité), l’agriculture, les déchets, et les petites installations industrielles.
Bien que séparées, les régulations des terres et du reste suivent la même logique. Les émissions sont soumises à un objectif contraignant au niveau européen, décliné pour chaque État membre selon une clé de répartition conçue dans un souci d’équité. Dans le cas des terres, la contribution demandée à chaque État dépend de ses spécificités géographiques. En revanche, pour le reste, elle dépend de son revenu moyen et est définie dans ce qu’on appelle l’ESR, pour Effort Sharing Regulation.
De même que l’ETS met en place un marché de quotas entre industriels, l’ESR autorise aux États qui n’atteignent pas leurs objectifs d’acheter des permis d’émission aux États qui ont surpassé les leurs. Cette flexibilité de marché permet que les réductions d’émissions s’effectuent là où elles sont le moins coûteuses. Il fait de ce règlement un dispositif de répartition de l’effort financier de la décarbonation,davantage qu’il n’instaure des contraintes nationales strictes en termes de réduction d’émissions. Si les États membres restent libres dans le choix de mesures nationales permettant de respecter les objectifs qui leur sont assignés, l’UE les accompagne en instaurant des normes censées assurer l’unité du marché commun.
Premièrement, les normes d’émissions de CO2 sur les véhicules neufs. Ces normes de plus en plus strictes sur les facteurs d’émission ont poussé les constructeurs à adopter des améliorations technologiques et ont contribué à ramener ces facteurs de 177 gCO2/km en 2000 à 108 gCO2/km en 2020. Ce succès doit cependant être relativisé car nous ne savons pas encore si l’objectif de 95 gCO2/km en 2021 sera respecté, sans compter que les baisses apparentes ont en partie été obtenues par des stratagèmes pour fausser les tests d’homologation.
Deuxièmement, la directive sur la taxation de l’énergie (ETD) impose aux États l’adoption d’un taux de taxation minimal sur les combustibles fossiles. Cette directive a notamment pour but d’éviter un dumping fiscal, mais elle est assez inefficace puisque quasiment tous les États membres ont des taxes sur l’essence bien supérieures au taux minimal, avec des variations importantes entre pays. Ajouté à cela le taux préférentiel pour le diesel et de multiples exemptions qui la rendent totalement incohérente, cela fait des années que la Commission essaie de réformer cette directive. Las, ces tentatives ont toujours échoué devant la difficulté de réunir l’unanimité au Conseil, requise pour les questions fiscales.
Troisièmement, la directive sur l’efficience énergétique (EED), la directive sur les énergies renouvelables (RED) et la directive sur la performance énergétique des bâtiments (EPBD) ont instauré des normes d’efficacité énergétique et des objectifs pour 2020 en matière de réduction de la consommation d’énergie totale ainsi que de déploiement des énergies renouvelables. Si l’objectif européen de 20% d’économie d’énergie n’a pas tout à fait été tenu, l’objectif de 20% d’énergie finale d’origine renouvelable l’a été.
Fit for 55
Examinons une par une les différentes propositions de la Commission.
Marché de quotas pour l’industrie, ETS
Au-delà de quelques aménagements (incorporation du secteur maritime, corrections techniques du mécanisme MSR visant la stabilité des prix), le principal changement pour l’industrie consiste à réduire son plafond d’émission deux fois plus vite qu’avant, de sorte qu’il baisse de 42% en une décennie. Les allocations gratuites de quotas – décriées comme des cadeaux aux pollueurs – ne sont réduites que de 15% pour 2021-2030, mais elles sont désormais subordonnées aux efforts de décarbonation, et seront retirées pour les installations qui ne mettent pas en œuvre les recommandations de leur rapport d’audit.
Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, CBAM
Pour contourner l’effort massif de décarbonation, les industries seront tentées de délocaliser leur production hors des frontières de l’UE, là où leurs émissions ne seront pas régulées. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (ou CBAM) permet d’éviter ces « fuites de carbone ». Le CBAM prend la forme d’une taxe sur l’empreinte carbone des importations (au prix de marché ETS minoré de la tarification carbone déjà payée dans le pays d’origine), et assure que les importations concernées sont soumises au même niveau d’exigence climatique que la production européenne. À sa mise en place en 2026, le CBAM sera limité aux produits les plus polluants (tels qu’acier, ciment, électricité), qui représentent l’essentiel des risques de fuite de carbone. Si l’importateur n’est pas capable de chiffrer l’empreinte carbone de ses produits, la Commission retiendra l’empreinte moyenne du pays d’origine ou, à défaut de données, la calculera sur la base du dixième des produits équivalents les plus polluants manufacturés dans l’UE. Pour être compatible avec les règles de l’OMC, le CBAM sera réduit en proportion des quotas attribués gratuitement aux industries européennes, qui seront eux-mêmes progressivement supprimés entre 2026 et 2035. En effet, les quotas gratuits sont un substitut (imparfait) pour protéger les producteurs européens face aux importations non taxées.
Les terres, LULUCF
Le sol et les forêts séquestrent chaque année 250 millions de tonnes (Mt) de CO2. La Commission propose un objectif contraignant de 310 Mt en 2030. Pour 2035, l’objectif est d’atteindre la neutralité climatique d’un secteur des terres élargi aux émissions hors CO2 de l’agriculture (notamment le méthane entérique bovin et le protoxyde d’azote des fertilisants). Outre des réduction d’émissions agricoles, cet objectif impliquerait de porter la séquestration autour de 350 Mt en 2035, et même davantage au-delà, pour que ce secteur élargi contribue négativement aux émissions. L’objectif de neutralité climatique est moins ambitieux qu’il en a l’air, puisqu’il pourrait être atteint avec un prix du CO2 de 25€/t, soit deux fois moins que le prix du marché ETS. En outre, la réforme récente de la Politique Agricole Commune n’est qu’un petit pas pour rendre l’agriculture plus soutenable, et n’entraînera pas de changement structurel dans ce secteur clé pour le climat. Cela dit, la Commission promet des propositions complémentaires en 2023 et 2025, notamment pour certifier les séquestrations effectuées.
Partage de l’effort, ESR (Effort Sharing Regulation)
De même que pour l’ETS, la principale évolution de l’ESR consiste à abaisser les plafonds d’émissions des États membres de sorte qu’ils soient cohérents avec la cible du Green Deal.
Norme d’émission sur les véhicules
Avec l’objectif de ne vendre que des véhicules neutres en carbone dès 2035, l’UE prend une mesure décisive pour réduire les émissions des ménages. Cette mesure s’accompagne de fonds pour aider à atteindre un million de bornes de recharge publiques d’ici 2025 et trois millions à terme. Les tests d’homologation sont durcis, de même que les objectifs intermédiaires : en 2030, les constructeurs devront vendre des véhicules n’émettant pas plus que 40 gCO2/km (contre 60 gCO2/km prévus actuellement). En outre, les petits constructeurs (vendant moins de 10 000 voitures par an) perdront leur dérogation en 2030. Pour autant, ces nouvelles règles n’assureront pas qu’aucune voiture thermique neuve ne sera vendue en 2035. Déjà, les constructeurs vendant moins de 1 000 voitures par an (tels que Rolls Royce ou Lamborghini) seront toujours exemptés. Surtout, la norme ne vaut pas interdiction, et un constructeur peut très bien dépasser la norme en s’acquittant d’une prime de 95€ par émission excédentaire (en gCO2/km). En d’autres termes, si les BMW neuves émettent en moyenne 100 gCO2/km en 2035, BMW devra simplement débourser 9 500 € par véhicule vendu. Un tel surcoût correspond au coût d’une immatriculation à Shanghai, et n’empêche pas la ville chinoise d’abriter des millions de véhicules…
Marché de quotas pour le transport et les bâtiments, nouvel ETS
Pour s’assurer que les émissions baissent autant que voulues dans les transports et les bâtiments, un nouveau marché de quotas est prévu pour ces secteurs à partir de 2026. Les raffineries devront se procurer des quotas correspondant à leur production, et le prix du CO2 sera in fine répercuté sur le prix des carburants et combustibles de chauffage. Contrairement à l’ETS existant, tous les quotas seront mis aux enchères. Bien que séparés, la Commission prédit un prix similaire pour chacun des deux ETS, entre 50 et 80 €/tCO2 d’ici 2030, ce qui impliquerait une hausse de 10 à 16 centimes du prix de l’essence. Même si un tel prix ne contribuerait à faire baisser la demande de combustibles que de 1à 3%, les deux ETS combinés assureront que 70% des émissions européennes sont plafonnées et baissent en cohérence avec l’objectif. Parmi les secteurs épargnés, il y a notamment les déchets et les petites installations industrielles (« pour éviter des fuites de carbone »). Les recettes du nouvel ETS serviront à protéger les ménages vulnérables. Dans l’ETS existant, les recettes reviennent aux États où ont lieu les émissions, qui doivent les utiliser pour financer des politiques climatiques ou compenser les ménages pour les hausses de prix. Dans le nouvel ETS, 75% des recettes reviendront de la sorte aux États, appelons-les recettes directes. Les 25% restants abonderont un Fonds social du climat, qui les redistribuera aux États conditionnellement au respect de certains critères. Chaque État devra proposer un plan pour s’assurer que les ménages en situation de précarité énergétique ne seront pas impactés négativement (par exemple grâce à des transferts directs aux ménages – qui devront cependant cesser en 2032) et devra financer un plan national pour la rénovation thermique et la mobilité zéro émission (par exemple à travers des subventions aux travaux de rénovation). Le financement des plans sera assuré au plus pour moitié par le Fonds, charge aux États de le compléter, par exemple en puisant dans les recettes directes. La part des 25% revenant à chaque État est déterminée par une formule alambiquée, qui conduit à attribuer 2,5 fois plus par habitant à certains pays (froids et à bas revenus) et 4 fois moins à d’autres (les plus riches). Même si ce n’est pas explicité, cette clé de répartition assure que, en tenant compte des recettes directes, les États plus pauvres que l’Espagne reçoivent quasiment tous une part au moins égale à celle qui leur serait revenue si les recettes avaient été redistribuées à part égale entre tous les européens. C’est un système habile pour approcher une répartition juste – un même droit à polluer pour chaque personne – tout en restant acceptable pour les pays riches, puisqu’en apparence seuls 25% des recettes sont mutualisés.
Taxation de l’énergie, ETD (Energy Taxation Directive)
La réforme de la taxation de l’énergie recouvre deux points. D’une part, les taux minimaux sont harmonisés : au sein d’un même secteur, tous les combustibles seront taxés proportionnellement à leur contenu énergétique, avec pour effet principal de mettre fin au traitement préférentiel du diesel. D’autre part, les exemptions seront progressivement levées sur les secteurs qui en bénéficient : chauffage, agriculture, industrie, pêche, maritime, et aviation… à l’exception notable des jets privés et des avions cargos. Étant donné que les taux minimaux définis par l’ETD ne seront pas nettement relevés, cette réforme n’aura qu’un effet modéré : d’ici 2035, elle conduirait à augmenter les recettes de ces taxes de 20% et à réduire les émissions de 2%. Aussi, il est difficile de comprendre la logique de cette directive, qui taxe l’énergie plutôt que la pollution, taxe les transports dix fois plus que le chauffage, taxe l’électricité fossile ou nucléaire mais pas l’électricité renouvelable.
Énergies renouvelables, RED (Renewable Energy Directive)
La cible de renouvelables dans la consommation finale d’énergie est portée à 40% en 2030. La part d’énergie renouvelable dans les bâtiments sera accrue par des cibles ambitieuses pour chaque État, en vue qu’elle atteigne 49% en 2030 pour toute l’UE. Des cibles comparables s’appliqueront à l’industrie, aux transports et à l’éolien offshore. La biomasse sera assimilée aux combustibles fossiles, à moins qu’elle ne respecte des critères très stricts assurant sa soutenabilité. Enfin, les nouvelles règles favorisent l’hydrogène et le méthane d’origine renouvelable.
Efficacité énergétique, EED (Energy Efficiency Directive)
Outre les nombreuses normes qu’elle définit, la directive sur l’efficacité énergétique instaure des cibles contraignantes de consommation d’énergie par État membre, pour faire baisser celle-ci d’au moins 11% dans la décennie, ce qui reste bien en-dessous des économies d’énergie optimaux selon les modèles technico-économiques de la Commission. Les travaux d’économies d’énergie devront se focaliser sur les passoires énergétiques. En outre, les États membres seront tenus de rénover 3% des bâtiments publics chaque année selon une norme « énergie proche de zéro ».
Aviation et maritime
En cohérence avec la vision d’une croissance verte, la Commission ne prévoit pas de limiter la croissance du trafic aérien et maritime. Pour contenir les émissions de ces secteurs, l’option choisie consiste à décarboner les carburants. Pour stabiliser les émissions de l’aviation à leur niveau actuel, la part de carburant soutenable, nulle actuellement, augmentera progressivement, jusqu’à atteindre 63% en 2050, dont 28% à partir d’hydrogène ou d’hydrocarbure vert (produit à base d’électricité et d’eau), le reste provenant de biocarburants de seconde génération. À quai, les navires peuvent tirer leur énergie de l’électricité, donc le mandat maritime est exprimé en intensité carbone par joule : celle-ci sera réduite progressivement, jusqu’à –75% en 2050. La biomasse est appelée à jouer un rôle déterminant pour la décarbonation du maritime, principalement forestière mais également issue des résidus agricoles et des déchets.
Pour faire respecter toutes ces régulations, des sanctions sont prévues en cas de violation : une installation industrielle qui ne restitue pas assez de quotas à la fin de l’année doit payer une amende de 100€ par tonne de CO2 excédentaire, sans que ça la délivre du devoir de restituer des quotas correspondant à ses émissions ; une sanction similaire est prévue concernant les carburants aériens et maritimes ; un écart de conformité d’un État par rapport à l’ESR doit être rattrapé les années suivantes et est sanctionné par une contribution additionnelle (égale à 8% de l’écart) ; les États qui ratent leurs cibles doivent présenter des plans correctifs, et peuvent être jugés par la Cour de justice de l’UE en cas de manquement répétés.
Un plan à défendre malgré ses imperfections
Quand on aspire à une société soutenable et juste le plus vite possible, le Green Deal peut décevoir.
Face à l’option plus soutenable de la sobriété, il privilégie la société de consommation. Son périmètre est critiquable : la cible de –55 % exclue les émissions aériennes et maritimes liées aux destinations hors UE ; au lieu de porter sur l’empreinte carbone, elle ne concerne que les émissions territoriales de l’UE, et ne pose donc pas de limites sur les émissions importées.
Surtout, l’UE se refuse à accorder des transferts substantiels à l’Afrique et l’Asie du Sud, alors que ces pays en font légitimement la condition leur décarbonation. Cette condition est pourtant légitime, tant par leurs faibles revenus que par la responsabilité historique de l’Occident dans le changement climatique. En fait, même sans tenir compte de la responsabilité historique, si on accordait chaque année à chaque humain le même droit d’émettre des gaz à effet de serre, cela induirait un transfert de richesses entre pays suffisant pour éradiquer l’extrême pauvreté. Pour comprendre cela, partons du principe que ce droit d’émettre serait revendable dans un marché global du carbone. Ce marché couvrirait toutes les émissions, de sorte que les émissions totales mondiales soient plafonnées à un niveau compatible avec l’objectif unanimement adopté lors de l’accord de Paris. Le droit d’émettre d’un humain se revendrait autour de 30$/mois, ce qui induirait un transfert suffisant pour que plus personne ne vive avec moins de 1.90$/jour, alors qu’actuellement un milliard de personnes vivent sous ce seuil d’extrême pauvreté. C’est suivant cette logique que le rapport Blanchard-Tirole propose d’ouvrir l’ETS au monde entier et d’allouer à chaque pays un quota proportionnel à sa population, ce qui induirait ces nécessaires transferts entre pays.
Enfin, certaines dispositions du Green Deal pourraient être améliorées. Plutôt que d’exempter les jets privés, l’UE pourraient davantage embarquer les plus riches dans la mobilité zéro émission, en interdisant clairement les véhicules thermiques en 2035, ou à tout le moins en portant la prime pour émission excédentaire à plusieurs milliers d’euros.
L’ETS pourrait introduire un prix plancher pour réduire l’incertitude auxquels font face les investisseurs, et intégrer davantage de secteurs, tels que l’aviation internationale. Ses allocations gratuites de quotas pourraient être supprimées dès l’entrée en vigueur du CBAM en 2026. Pour plafonner les émissions importées, celles-ci pourraient être intégrées à l’ETS plutôt que taxées.
Cela dit, même si le Green Deal pourrait être renforcé, l’enjeu actuel est plutôt d’éviter que ses dispositions ne soient rejetées, amoindries ou grevées d’exemptions par le Parlement et le Conseil ; et faire en sorte que les États membres prennent les mesures nécessaires pour atteindre leurs objectifs. En particulier, les États devraient saisir l’opportunité de taux d’intérêt quasi nuls pour financer la transition énergétique par de la dette publique. Vu le taux de chômage européen, cette demande supplémentaire d’équipements à faible émission serait absorbée sans devoir grever d’autres activités par des hausses d’impôts. Ainsi, plutôt que de piocher dans les recettes du nouvel ETS pour financer la rénovation thermique ou les transports publics, les États pourraient redistribuer la totalité de ces recettes aux citoyens sous la forme d’un revenu climatique (qui serait en France autour de 110-170€ par adulte et par an). Cela assurerait qu’une majorité soit gagnante financièrement, et en particulier les plus modestes. En effet, les plus modestes ont généralement une empreinte carbone inférieure à la moyenne, et recevraient donc plus avec le revenu climatique qu’ils ne paieraient en hausse de prix.
Enfin, il ne faut pas négliger l’importance de la diffusion des connaissances afin que les citoyens soient tous conscients des enjeux de notre monde et comprennent les efforts requis pour la soutenabilité. Cela pourrait prendre la forme d’une soirée hebdomadaire consacrée à des documentaires pour toutes les chaînes de télévision et de radio.
Pour conclure, rappelons que la politique est une affaire de compromis, et qu’on pouvait difficilement en attendre plus de la part des forces en présence, qui représentent des électeurs plutôt soucieux de préserver leur confort matériel de court terme. La Commission a su proposer un plan cohérent qui, à condition qu’il soit respecté, permettra d’atteindre des objectifs ambitieux, et ce en répartissant les efforts de façon juste au sein de l’UE (c’est une autre histoire en dehors). L’essentiel est donc défendre le Green Deal contre les tentatives pour l’affaiblir. Comme le répètent les concepteurs de ce plan : vous pouvez proposer de retirer une partie du plan, mais seulement si vous rajoutez une mesure qui assure des réductions d’émissions équivalentes.
Adrien Fabre, post-doctorant en économie de l’environnement à l’ETH Zürich. N’hésitez pas à m’écrire pour tout commentaire, pour avoir accès à mes surlignages et annotations des textes juridiques Fit for 55, ou pour toute autre référence : fabre.adri1@gmail.com.
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[1] Parce qu’il en comprend l’essentiel des mesures, nous assimilerons ce plan au European Green Deal, le pacte vert de l’UE, et laissons de côté les propositions complémentaires du Green Deal qui restent à dévoiler au moment de rédiger ces lignes (notamment pour la biodiversité, l’économie circulaire et les normes de construction).