Notre tribune dans Le Monde
Publié le 26 janvier 2024 à 13h00
Six chercheurs, membres de l’association Lobby climatique citoyen, plaident, dans une tribune au « Monde », pour la redistribution intégrale des recettes du système d’échanges de quotas d’émission européen.
Le 1er janvier 2027, le système d’échange de quotas d’émission européen (SEQE), qui couvrait jusqu’ici principalement les secteurs industriels (ciment, énergie, sidérurgie, etc.), va être dupliqué pour couvrir les secteurs du transport routier et du bâtiment. Afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre et de protéger le climat, ce nouveau SEQE va augmenter progressivement le prix des énergies fossiles utilisées pour se déplacer et se chauffer : carburants, gaz naturel et fioul. Cela permettra de favoriser la sobriété, l’efficacité énergétique et d’accélérer le développement des solutions bas carbone.
La rénovation thermique des bâtiments, les pompes à chaleur, la géothermie, le train, les voitures électriques, les réseaux de transports publics, etc., toutes ces solutions bas carbone, et bien d’autres, seront économiquement avantagées et attireront les financements privés. Ce nouveau SEQE est un levier important pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, réussir la transition écologique et conserver un climat stable.
Cependant, l’augmentation du coût des énergies fossiles utilisées pour se déplacer et se chauffer – carburants, gaz naturel, fioul – induite par cette extension du SEQE va toucher les ménages, en particulier les plus vulnérables. Une compensation appropriée doit être mise en place, sans quoi ce serait une source d’injustice. En France, nous en avons fait l’expérience avec le mouvement des « gilets jaunes ». Pour que le SEQE soit accepté, il faut qu’il soit équitable et transparent.
« Klimageld » en Allemagne
Pour contrer les impacts antiredistributifs de ce dispositif, l’Union européenne (UE) a prévu d’instituer dès 2026 un fonds social européen, alimenté par une partie du produit de la mise aux enchères des quotas, qui doit financer des équipements bas carbone pour les ménages en précarité énergétique. Mais ce fond sera insuffisant pour compenser l’impact à court terme du SEQE sur les ménages. Par conséquent, nous soutenons la redistribution de toutes les recettes supplémentaires sous forme de paiement direct aux ménages. Tous les trimestres, chaque ménage français recevrait automatiquement un virement sur son compte bancaire, intitulé « versement climat ».
Fantaisiste ? Un tel système de redistribution est pourtant déjà en place au Canada, en Suisse, et en Autriche. Régulièrement, tous les habitants de ces pays reçoivent de l’argent redistribué à partir de leur tarification carbone nationale, versé par leur gouvernement. En ce moment même, l’Allemagne est en train de mettre en œuvre cette mesure, sous l’appellation « Klimageld » (littéralement « argent du climat »). Les ménages allemands devraient recevoir leur premier versement en 2027 au plus tard.
Le versement climat est une mesure équitable. Le SEQE affectera chaque ménage en fonction de sa consommation d’énergie fossile. Or, de manière générale, les ménages modestes ont une consommation d’énergies fossiles plus faible que leurs concitoyens. Ainsi, le montant du versement climat qu’il recevront excédera l’augmentation du coût de leur consommation d’énergie due au SEQE. Des études ont montré que, avec une redistribution appropriée, 7 ménages sur 10 seraient gagnants ou neutres, dont en grande majorité les ménages modestes.
Les ménages ruraux et périurbains ont généralement moins accès aux transports en commun et doivent parcourir de plus grandes distances. Pour compenser cette réalité, et en attendant que des alternatives soient accessibles, une possibilité serait d’inclure un bonus géographique, comme au Canada et en Autriche. Un ménage autrichien vivant en zone rurale peut percevoir jusqu’à 2 fois le montant perçu pour un ménage urbain.
Faire évoluer le chèque énergie en un versement climat
Dans un rapport de la Cour des comptes, plusieurs pistes sont envisagées pour faire évoluer le chèque énergie. Une préconisation est de rendre le chèque énergie libre d’utilisation. Les avantages seraient un « gain de bien-être pour les bénéficiaires », un dispositif potentiellement « plus simple à gérer », avec une « distribution plus rapide et des possibles économies de gestion ». Faire évoluer le chèque énergie en un versement climat va dans ce sens.
Le rapport suggère aussi d’augmenter la cohérence avec la politique climatique en couplant le chèque énergie à une reprise de la hausse du prix du carbone – qui arrivera, de fait, avec le début du nouveau SEQE. Une telle mise en œuvre « pourrait entraîner une réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France en même temps que celle de la précarité énergétique. » Soit de concilier fin du monde et fin du mois.
Enfin, le système de distribution du versement climat sera utile au Gouvernement. En cas d’une soudaine hausse du prix de l’énergie – comme ce que nous avons vécu avec la guerre en Ukraine, le système de distribution du versement climat pourra être mobilisé pour réaliser un paiement exceptionnel et ciblé. Comparé au bouclier tarifaire, qui a coûté 80 milliards d’euros de dépenses publiques cumulées sur la période 2021-2023, ce serait plus économique pour le budget de l’État, plus équitable pour les ménages… et plus écologique, car le signal-prix serait conservé.
Un versement climat national est une mesure simple, transparente, efficace et équitable. Comme le Canada, l’Autriche, la Suisse et bientôt l’Allemagne, nous pouvons la mettre en place en France. Cette mesure est le cheval de bataille de l’association Lobby Climatique Citoyen, qui soutient son adoption en France.
Éric Chaney Conseiller économique de l’Institut Montaigne
Adrien Fabre Chercheur au CNRS sur l’économie des politiques climatiques
Christian Gollier Directeur de la Toulouse School of Economics
Fanny Henriet Directrice de recherche au CNRS, Aix-Marseille School of Economics
Christian de Perthuis Professeur d’économie du climat à l’université Paris-Dauphine, fondateur de la Chaire économie du climat
Philippe Quirion Directeur de recherche au CNRS et président du Réseau Action Climat France
Katheline Schubert Membre du Haut Conseil pour le climat, professeure à Paris School of Economics